Surtout connue pour la bande dessinée underground « Dirty Plotte » à l’aura très crue et à l’audace surréaliste, Julie Doucet se voit attribuer la récompense la plus prestigieuse au monde pour un créateur de bande dessinée, décernée lors du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême.
Créé en 1974 et décerné chaque année pendant le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême à un(e) auteur(e) de bande dessinée, le Grand Prix du Festival d’Angoulême est considéré comme la plus grande récompense dans le domaine de la bande dessinée. Lauréate de cette édition 2022, Julie Doucet suit donc les pas de Florence Cestac et Rumiko Takahashi, les deux seules femmes ayant intégré ce panthéon du 9e art. « J’ai du mal à y croire. En fait, je suis très nerveuse », a-t-elle déclaré sur la scène du Théâtre national d’Angoulême.
Propulsée par 1820 votes en sa faveur de la part de ses pairs, Julie Doucet a reçu le Grand Prix du Festival d’Angoulême des mains de l’américain Chris Ware, lauréat du même prix en 2021. Une remise qui donne le coup d’envoi de la 49e édition du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, qui se déroule du 17 au 22 mars 2022. Julie Doucet sera nommée Présidente du Conseil d’Administration et du Jury du prix pour le Festival de l’année prochaine dont elle concevra l’affiche. Elle se verra également attribuer une exposition dédiée à ses œuvres.
Une œuvre unique, crue aux traits rageurs…
Récompensée pour l’ensemble de son œuvre, essentiellement composée de fanzines où elle laisse libre cours à une esthétique punk et à une imagination débridée, Julie Doucet est rendue célèbre par « Dirty Plotte » (« Plotte » étant un terme québécois désignant le vagin), une bande dessinée surréaliste et autobiographique qu’elle a écrite il y a trente ans, et publiée par Drawn & Quarterly de 1991 à 1998. « Tout ça est parti de presque rien, un petit fanzine dans les années 80 avec un titre pas très clair. Et me voilà à Angoulême, j’ai gagné le prix le plus important de la bande dessinée », commente la lauréate, qui se révèle être une femme plutôt discrète.
Aujourd’hui d’une grande rareté, « Dirty Plotte » est devenu un objet de culte et de collection pour de nombreux dessinateurs, si bien qu’il a été remis au goût du jour en novembre dernier grâce à sa publication en un seul volume de 400 pages par l’éditeur français L’Association, intitulée « Maxiplotte ». Doté d’un contenu à l’atmosphère brut, libre et décomplexé, principalement en noir et blanc, cette édition à la couverture ornée d’autoportraits colorés est réservée à un public averti et se décline dans des éditions anglaise, espagnole puis française.
« Maxiplotte » est une anthologie où Julie Doucet dévoile des croquis expressionnistes aux connotations très trash, à l’ambiance mêlant le crade et l’élégance, que Jean-Christophe Menu, son éditeur, considère comme simplement du « du génie ». Avec ses dessins audacieux et explosifs, Julie Doucet transmet surtout un message évoquant des thèmes et des sujets délicats, presque tabous, d’une façon directe, brute et décomplexée.
…aux thèmes presque dérangeants mais engagés
« Je voudrais dédier ce prix à toutes les femmes auteurs du passé, du présent et du futur », a déclaré Julie Doucet… une déclaration d’une simplicité classique mais porteuse d’un grand message évoquant la difficulté des femmes, de plus en plus nombreuses en tant qu’auteures, à s’imposer dans le monde de la bande dessinée, un sujet très polémique récurrent à Angoulême, en raison du caractère machiste autrefois revêtu par le 9e art.
A travers un trait rageur, très graphique, Julie Doucet prône l’anticonformisme et explore des thèmes inédits, aux caractères dérangeantes, rudimentaires tels que le corps, les règles, les fantasmes sexuels, les questions de genre… en illustrant des scénarios aux notes hardcore, Juile Doucet exprime une transgression volontaire entourée d’une noirceur à peine voilée, héritée des frustrations qu’elle-même a vécues à travers le sexisme toujours omniprésent dans l’industrie de la bande dessinée, qu’elle finit par quitter en 1999 pour se tourner vers une carrière d’illustratrice, de plasticienne et d’écrivaine.
Interrogée il y a quelques années sur cette noirceur présente dans ses bandes dessinées, Julie Doucet avait répondu : « Je trouve mes cauchemars plutôt drôles dans la crudité. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi il ne serait pas possible de faire de l’humour noir en bande dessinée, surtout quand on se prend comme sujet. En rédigeant mes cauchemars, je n’ai jamais pensé à leur noirceur, mais au décalage qui existait entre une certaine réalité et ces cauchemars. C’est pour cela que je me suis beaucoup amusée à les dessiner. »
A propos de Julie Doucet
Née en 1965 à Montréal, Julie Doucet étudie les arts visuels au Cégep du Vieux Montréal au début des années 1980, puis s’inscrit à l’Université du Québec à Montréal, où elle obtient un certificat en arts d’impression. Pendant ses études, elle découvre la bande dessinée et commence à publier un fanzine photocopié : Dirty Plotte, dans lequel elle documente son quotidien, ses rêves et ses angoisses en français et en anglais. Le titre est repris en 1991 par l’éditeur montréalais Drawn & Quarterly et, après avoir vécu à New York, Seattle et Berlin, Julie Doucet revient à Montréal où elle vit et travaille dans le domaine des arts graphiques. Son travail, qu’elle publie en éditions limitées en sérigraphie, continue d’être publié par Drawn & Quarterly. En 2018, l’essayiste Anne-Elizabeth Moore a publié une étude sur l’œuvre de Julie Doucet (Sweet Little C-nt : The Graphic Work of Julie Doucet), qu’elle considère comme une précurseure d’un nouveau féminisme dans la bande dessinée.